L’horrible nouvelle n’aura échappé à personne : l’ami Bilal, aka Zoo Project, est mort. Pure saloperie. Sur lui, sur sa démarche, il y aura beaucoup à dire, énormément à conserver. Mais plus tard, une fois passé le raffut médiatique. Pour l’instant, il importe surtout de rappeler son refus absolu de toute compromission et de toute mise en scène.
Il y a quinze jours, après avoir appris sa mort, une fois le choc un peu encaissé, j’ai illico rédigé un article chargé de pathos pour évoquer sa trajectoire. Tard dans la nuit, j’ai divagué un hommage à la fois très sincère et très lyrique, chargé de souvenirs et d’envolées. Comme ça venait. Et puis, au matin, j’ai finalement décidé de ne pas le publier sur le site, de ne pas évoquer à chaud sa terrible disparition. Ça ne pouvait pas convenir. Trop impudique. Trop éloigné de lui.
Aujourd’hui que la nouvelle de sa mort est reprise partout, que Canal + taxe sans autorisation des images au réalisateur Antoine Page1 pour concocter un sujet, que Rue89 remporte haut la main du titre le plus vil et charognard (« Le corps du street artist français Zoo Project reposait à la morgue de Detroit depuis huit mois »), que Yahoo News (sic) reprend l’info et que nombre de papiers (certains très bons2) fleurissent sur sa disparition, je ressens le besoin d’expliquer ce silence initial, ce refus modeste de participer au grand vent collectif de l’écriture sans recul d’une légende post-mortem.
Adepte de la terre brûlée, Bilal a toujours refusé tout babillage intempestif, toute mise en scène non-nécessaire de son travail. Pas question de faire le pingouin pour la galerie. De prendre des postures et des airs inspirés. De figurer. Nope, l’essentiel à ses yeux était de garder le contrôle sur sa démarche, de maîtriser non seulement le message mais également le médium. Quand j’avais voulu mettre en ligne sur notre site le portrait de lui publié dans le premier numéro de la version papier d’Article11 (dont il avait par ailleurs dessiné la couverture, pure merveille), il avait ainsi refusé tout net : « J’aime le papier, et surtout votre papier, mais ça n’a rien à voir avec votre site, écrivait-il. C’est simple : je fuis les gens qui veulent creuser sur moi et en savoir plus. Et Internet sert justement à ça. Je n’ai jamais fait de peintures pour avoir mon nom sur la toile. »
À chaud, j’avais trouvé qu’il en faisait un peu trop, l’ami Bilal. Qu’il était légèrement parano dans son refus viscéral du net. J’avais tort. Sur la longueur j’ai fini par comprendre que sa méfiance était légitime. Que c’était le prix à payer pour ne pas galvauder son intégrité3.
À Tunis, lorsque je l’avais aidé un temps à installer ses expositions sauvages de martyrs de la révolution, j’avais vu se mettre en place les mâchoires du piège : Al Jazeera avait diffusé des images de nous en train de disposer les portraits grandeur nature tandis que des politiciens post-Ben-Ali voulaient l’embaucher pour peindre l’après-révolution contre monnaie sonnante et trébuchante. Ma pauvre boîte mail s’asphyxiait sous les sollicitations à lui destinées. Résultat : il n’avait pas tardé à fuir. « J’ai pris un billet sans retour pour la frontière libyenne,m’écrivait-il peu après, détaillant son nouveau projet au sein du camp de réfugiés de Choucha, à Ras Jedir. Je passe de tente en tente pour dessiner un bout de pied, un regard, une attitude, des oreilles, tout ce qui me frappe. J’ai en tête de les redessiner sur des grands draps pour monter un grosse exposition en plein désert libyen ! » Ainsi fut fait, les tissus blancs ornés des silhouettes des migrants oscillant entre les dunes, bercés par le vent du désert. Splendide. Poignant. Loin des caméras.
À Tunis, lorsque je l’avais aidé un temps à installer ses expositions sauvages de martyrs de la révolution, j’avais vu se mettre en place les mâchoires du piège : Al Jazeera avait diffusé des images de nous en train de disposer les portraits grandeur nature tandis que des politiciens post-Ben-Ali voulaient l’embaucher pour peindre l’après-révolution contre monnaie sonnante et trébuchante. Ma pauvre boîte mail s’asphyxiait sous les sollicitations à lui destinées. Résultat : il n’avait pas tardé à fuir. « J’ai pris un billet sans retour pour la frontière libyenne,m’écrivait-il peu après, détaillant son nouveau projet au sein du camp de réfugiés de Choucha, à Ras Jedir. Je passe de tente en tente pour dessiner un bout de pied, un regard, une attitude, des oreilles, tout ce qui me frappe. J’ai en tête de les redessiner sur des grands draps pour monter un grosse exposition en plein désert libyen ! » Ainsi fut fait, les tissus blancs ornés des silhouettes des migrants oscillant entre les dunes, bercés par le vent du désert. Splendide. Poignant. Loin des caméras.
- Dans le camp « Choucha », Libye ; photo et peintures Bilal
Bilal n’avait pas de téléphone portable. Une adresse mail capricieuse. Pas de site mettant en avant son boulot4. Surtout pas de compte Facebook ou d’autres nids à bavasseries. Pour le joindre, il fallait batailler, montrer patte blanche et non-intéressée. Quand des galeries parisiennes avaient cherché à exposer ses œuvres, il avait refusé d’un bloc. « Ça peut paraître présomptueux, mais je sais que ma position ne variera pas : les milieux arty me débectent vraiment trop, confiait-il lors de notre première rencontre. C’est d’ailleurs ce que j’ai répondu à un type qui voulait m’exposer : ’’Je peux recouvrir toute la façade de ta galerie, je vois pas pourquoi j’irais m’enfermer à l’intérieur." »
Rétif à toute récupération, Bilal s’est cadenassé sur ses principes, avalant la clé d’un même mouvement. D’un bloc, il a refusé de s’exposer comme le voudrait l’époque. Et a toujours rebondi là où ne l’attendait pas, envoyant bouler les chemins tous tracés pour ne pas s’enliser, contours toujours en chantier – C’est assez bien d’être flou.
*
Il faudra du temps pour digérer. Pour comprendre ce qu’il a laissé derrière lui, qui ne saurait se résumer en quelques sentences ou une poignée d’images5.
Une chose est sûre : Bilal était pure balistique. Sa démarche et sa vie étaient des combats menés sourire au vent contre ce qu’il exécrait : l’abattement, la médiocrité, les chaînes. Il faudra s’en rappeler le jour venu, enrôler son souvenir dans nos légions.
Mais d’abord, le silence.
- Paris - photo Lou Nicollet (idem pour l’illustration de vignette)
- Tunis - Photo Lémi
1 Qui a tourné avec Bilal le très beau C’est assez bien d’être fou.
3 Après avoir répondu à un journaliste du Monde, il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus, que l’auteur avait tout déformé, l’avait acculé dans un vulgaire sensationnalisme. Il était pourtant bien, ce papier, mais ce n’était pas suffisant à ses yeux.
4 Le site www.zoo-project.com propose uniquement des photos de ses interventions en Tunisie, une paille dans l’océan de ses créations.
5 Nous évoquerons longuement son travail dans le prochain numéro papier d’Article11, en petit comité, sans ce côté « viral » qui lui aurait forcément déplu.
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